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Ma maison n'est à personne, la végétation en a poussé les huisseries. Elle a ouvert les fenêtres et les portes. Elle a lancé ses tiges vertes, le grappin de ses ronces ; elle a collé les volets aux façades ligotés dans des liens de liserons.
Les fenêtres sont ouvertes sur le canal, le canal suit la Loire, de haut.
La Loire est en contrebas qui s'étale sur le plat de son lit. A l'est de la maison, un étang situé au dessus du canal, répand son trop-plein dans un bruit de fontaine.
Cresson et lentilles d'eau.

Pour accéder au perron, deux petites montées d'escaliers : là, c'est l'étage de l'eau, de l'odeur des orties.
Face au seuil béant, démarre un escalier de bois. De part et d'autre de cet escalier, deux grandes pièces reçoivent les brassées de feuilles, tiges, épines enlacées.
Le jour, à défaut de passer à travers le barrage des vitres, perce dans cette dentelle verte et pose sur un vieux parquet les ombres changeantes des branches, sorte de vitrail qui frémit. Derrière ces deux grandes pièces, d'autres plus petites, tout en longueur, quittent le domaine de l'eau pour entrer dans le registre de la colline en surplomb - des arbres, des forêts d'orties encore, de menthe et fenouil sauvages qui recouvrent ce qui était une ancienne cour avec sa remise, sa cabane à lapins, son poulailler.

J'imagine que cette maison même habitée devrait rester dans ce contact d'un côté avec l'eau, de l'autre côté avec la terre qui est ici riche, lourde. Humus. Moustiques et donc moustiquaires. Géraniums aux fenêtres. Et citronnelle. Des touffes de verveines. Des fruitiers. Et le bruit de l'étang qui file dans les hautes herbes jusqu'au canal.

Les habitants actuels sont les loirs, des chouettes, des araignées.
Chacun à leur échelle, ils occupent l'espace.
Les chouettes ont laissé des pelotes de déjection au grenier dont les ouvertures affleurent le sol. Je pense à la fascination qu'exerçaient sur moi dans l'enfance les chambres sous les toits lorsqu'elles laissent apparaître l'ossature de la maison. Comme un squelette d'oiseau. La charpente à nu, coque d'un navire naviguant en plein ciel, ventre en l'air. Le ciel est là, juste de l'autre côté : nuages et constellations. Je dois cette fascination aux nuits passées dans une grange, lorsque enfant nichée dans l'herbe sèche, j'écarquillais mes oreilles et mes yeux dans une absence complète de sommeil. Dormir dans la grange signifiait que les vacances étaient terminées. Je sais qu'au matin quand je me réveillais, j'écoutais éblouie ce son de gorge doux et rond qu'émettent les pigeons au nid. Les chambres sous les toits ont l'odeur du foin, la couleur et le son des jabots des pigeons.

Je vois bien que j'ai du mal à imaginer une maison. Un peu comme je me tiendrais à l'écart d'une cheminée trop chaude, d'un rêve trop brûlant. Pour ce feu, que d'eau ! Que d'eau entre l'étang qui déborde, le canal et la Loire.
Cette maison là, qui n'est à personne, je la connais, j'y vais à pied par le chemin de halage. Je lui rends visite. Je lui dis : «tiens le coup». Je rêve de la pierre chaude de son perron. Je guette les hérons.

Mais toute cette eau, ce feu, ces plantes pourraient aussi bien être une bonne soupe de jeunes orties, ou de cresson avec trois feuilles d'oseille et leur pincée de gros sel. Prendre place sur la pierre du perron, souffler de petites rides à la surface de l'assiette creuse fumante : ramer avec la cuillère, l'aspirer à petites gorgées. Laisser s'échapper la musique par les fenêtres. La laisser planer sur le canal et le lit de la Loire. Musique liquide de la kora, Vivaldi et Purcell - ce dernier pour sa joie et l'amour qu'il portait à sa reine.

Oui, ça pourrait commencer comme ça. Par une soupe et se prolonger bien tard par une décoction. Le bol rendrait un son mat parce que sa faïence en serait légèrement fêlée. Légèrement comme un incident sans importance, sans conséquence notable sinon ce son mat et familier.

Dans la maison, j'aurais peint le vieux parquet : il suggèrerait au sol des itinéraires discrets qui inviteraient à s'arrêter devant les fenêtres, à s'écarter des circulations obligées, à considérer la courbure de l'escalier, la cambrure de sa rampe. Le grenier serait dégagé, il accueillerait la lessive, y sécheraient les draps, les grandes pièces de linge, tendus comme des voiles au plus près du toit.

Forcément il y aurait un chat. Un chat et ses cadeaux insolites de mulots et de loirs chassés exécutés et transportés délicatement à mes pieds. Il faudrait s'y habituer. Un chat avec une vraie vie de chat et des loirs avec de vraies vies de loirs, nocturnes, pleines de petits pas, de larcins, d'aventures, de gourmandise et de tragédies.

Une soupe, une tisane, de la musique, un bol, le vieux parquet, les chassés-croisés des loirs et du chat. Le meuglement des vaches la nuit dans les prés gras d'humidité et des chaussures collantes de boue dont il faudrait se débarrasser sur le grattoir du perron. L'odeur de la citronnelle et puis, des moustiquaires comme des baldaquins au-dessus des lits. Les chouettes au grenier, les araignées aux plafonds, les merles dans les cerisiers, la brume matinale sur le canal. Cette maison je la vois blonde comme la Loire, tranquille comme le canal et comme la mémoire, frémissante, toujours encline à s'émouvoir dés qu'il est question de paix ou de limpidité.

Les merles dans les cerisiers, la brume sur le canal, chacun est à sa place.

Msk

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